« 62 ! Il me faut une grande frite et un Big Mook !
- Tout de suite Chef !
- 65 ! Happy Wheels avec nuggets et jus d’orange !
- Me hurle pas dessus le vieux !
- Répète un peu ?!
- Ça arrive vieillard !
- …
- Et toi ! Va filer leur commande aux livreurs ! Plus vite ! »

Le tintamarre incessant qui s’échappait des cuisines graisseuses et odorantes du McBouffe semblait presque tiré d’un cirque ou d’un mauvais sketch sur internet. Aux caisses, le patron de l’établissement franchisé répondant au doux nom de Hugh, prend le flot incessant de commande. Dans les cuisines une équipe de choc composée d’une jolie tête blonde, d’un gars imposant avec une pyramide sur la tête, un truc encore plus grand plié en deux pour éviter de se cogner une tête en forme de boule disco et une naine haineuse aux bras robotique, gère l’afflux de nourriture.

Le quatuor absurde est pourtant excessivement bon dans ce qu’il fait, ce n’est après tout pas la première fois qu’ils font ce genre de petit boulot en s’arrêtant dans une ville, la Machine Mystérieuse ne va pas se réparer toute seule après avoir percuté un arbre ! Ce sont d’ailleurs les seuls employés aux tablier jaune et rouge que l’on pouvait trouver dans l’établissement et encore plus étrange, pas un seul client était en vue. Les tables désertes étaient tellement propres que la poussière commençait à s’accumuler dessus, les bornes de commandes rapides étaient éteintes pour économiser de l’électricité et il n’y avait pas de caissière avec un uniforme trop petit pour attirer plus de clients.

Et pourtant !

« Alors ! Ces commandes ! On se magne les gars, c’est bientôt la rush hour !
- Et la pause syndicale !
- Tu peux te la mettre ou je pense ta pause !
- Parle mieux au Boss Chef !
- Woaw, le Chef est devenu Boss Chef ! »

Pourtant ça serait probablement le mois le plus lucratif de l’année pour Hugh. Internet, quelle belle invention, permettait aux habitants du coin de passer leur commande tranquillement depuis chez eux. Les emplois qu’on perdait sur place on les gagnait en livreurs Delivroom qui n’arrêtaient pas de défiler les uns après les autres. Au début c’était un peu bizarre pour eux de voir ce gars avec un casque bizarre sur la tronche leur filer des commandes beaucoup trop lourdes à bout de bras, mais maintenant c’était la routine. Deux semaines de services, deux semaines de livraison à l’heure ! Une efficacité digne de la bande à Timmy !

Cependant la vérité derrière le succès de notre McBouffe national ne se trouvait pas tant dans l’efficacité du quatuor, mais plutôt dans sa nature. Il faut dire que mordre à pleine dent dans un burger préparé par un corrompu ou un concentré de folie ça n’aide pas trop à garder un corps et une âme saine. Bien que le processus ait lieu à l’insu de Timmy complètement inconscient des conséquences de ses actions, petit à petit sa folie s’était répandue à travers ses commandes, avec l’aide des livreurs Delivroom désormais bien heureux de passer un peu de temps dans l’établissement pour souffler un peu et respirer un peu plus de ce vent de folie.

Petit à petit, la folie de la Solitude s’était répandue dans le quartier puis dans la ville de Lockwoods et les gens qui au départ ressentaient simplement un pincement au cœur en abandonnant leur famille au petit matin pour aller au travail, abusaient désormais pleinement de la mode de « télétravail » qui parcourait le monde. C’était ça la vraie folie du moment, moi je vous le dis. On se retrouvait donc avec une ville qui tournait à 3 BPM et si le quartier qui entourait le McBouffe était le plus touché, petit à petit les autres parties de la ville sombraient dans cette douce folie qui leur permettait de passer plus de temps avec leur proche… ou pour les gens seul qui les dévorait d’angoisse et de jalousie pour les autres.

Ding ! Ding ! Ding ! Ding !

« Il est 18h30 ! C’est le début de la rush hour !
- Mais on a plus de frites !
- Je m’en fous ! Trouve une solution gamine !
- Il nous manque aussi du pain ! Faut le faire décongeler !
- Ne paniquons pas, on va trouver une solution !
- 89 ! Maxi Big Mook, 3 muffins et un Dr Salt !
- AAAAaaaaaah ! »

La panique commença à s’emparer des cuisines, Osi s’énervait sur les fours pour les forcer à faire décongeler les pains plus vite, Baka tournait en rond incapable de prendre des décisions et Némée faisait cuire les frites bien trop fort avec un rire maniaque. Dans ce chaos pourtant incontrôlable Timmy monta sur un espace de travail, manquant de marcher dans un bac de salade, avant de crier pour attirer l’attention de tout le monde !

« DU CAAAAAAAAAAAALME ! »

En un instant, le silence retomba sur les cuisines. Le stress pouvait se lire sur tous les visages, à l’exception de celui de Baka, mais ils étaient attentifs aux paroles du Boss.

« Je sais que c’est dur. Je sais que vous êtes fatigué. On a commencé ce matin à 10 heures et on y est encore ! Vous savez quoi ? On y sera encore ce soir à 23h quand il faudra récurer les bacs et passer la serpillière ! Vous savez pourquoi ? Parce que cette ville compte sur nous, on peut pas les laisser tomber ! La 89 qui vient de passer ? C’est Jordan qui rentre de son boulot parce qu’il est obligé de sortir de la ville, y’a que 3 muffins qui peuvent le calmer. Et bientôt y’a Mia qui va nous appeler pour avoir sa salade vege et le happy wheels de Max. Est-ce qu’on va les laisser tomber ? Non ! Moi je refuse ! Est-ce que vous vous êtes prêt à abandonner ?! »

Dans un chœur passionné les trois clowns et le patron levèrent le poing en l’air, accompagné par les quelques livreurs posés dans la grande pièce. Un sourire déchirant son visage, Timmy leva le poing à son tour, bientôt suivi par un autre et un autre et encore un autre. Dans une scène qui aurait mérité une musique épique de Hans Zimmer la cuisine se retrouva bientôt remplie de créatures étranges sorties de nulle part. Les uns après les autres, de nouveaux clowns étaient apparus, prêts à joindre leurs efforts au Boss pour vaincre l’épreuve qui l’attendait. Sous le regard médusé de Hugh qui ne comprenait pas trop mais qui n’allait pas poser de question, Timmy descendit du plan de travail avant de crier :

« C’est parti ! À nous le pognon ! »




Un peu plus loin dans la ville, sur le toit d’une maison contaminé par une insidieuse folie, se trouvaient deux individus. Un jeune homme et une jeune femme observaient l’éruption de folie qui provenait de ce fast-food de mauvaise qualité.

« Il est là-bas, pas vrai ? » demanda l’adolescent, un air des plus sérieux au visage.
« Oui, sans aucun doute. C’est l’heure de manger. » répondit la jeune femme en passant sa langue sur ses lèvres, impatiente d’obtenir sa trente-et-unième âme.

Le museau du lièvre remua. Elle observait la ville du haut d'un affleurement rocheux à l'orée de ses limites depuis environ deux heures, immobile comme une statue de sel. Son regard d'émeraude prenant tout le panorama dans son champ de vision. Il y avait un nuage de folie qui englobait la ville et qui semblait étendre lentement son influence à la manière d'une infection. De temps à autre un tentacule sortait du territoire et allait se planter dans une zone saine et devenait l'épicentre d'une nouvelle infection. Ce n'était qu'une question de temps avant que l'hystérie ne s'installe et que le chaos empoigne l'épée de Damoclès qui pend dangereusement au-dessus de cette petite ville et ne la fende en deux alors que les habitants regarderont avec effroi les ruines fumantes qu'étaient une fois leur existence.

Le museau du lièvre remua. Il y avait autre chose. Deux éléments superflus, avec des signatures d'âme bien singulières. Une signature qu'elle connaissait trop bien : celle d'une arme et son technicien. L'hypothèse la plus probable était que leur mission était d'effacer la source de cette folie rampante. Elle ne pouvait risquer de perdre un spécimen aussi intéressant en si peu de temps après l'avoir trouvé. D'autant plus que l'être qui répandait cette énergie progressivement à travers la métropole, à la manière d'une tumeur, n'avait pas bougé de sa case et maintenant avec un fou qui se mettait en position, la reine n'aurait d'autre choix que d'intervenir.

Le museau du lièvre remua, et d'un coup de patte sur le sol rocailleux, bondit vers l'avant, effectuant un salto avant dans le vide devant elle et Lorelei reprit forme humaine pendant la manœuvre. Elle arrêta sa chute debout sur son balai volant qui ne broncha pas d'un millimètre suite à l'impact et sur lequel elle s'assit en amazone avant de mettre son chapeau orné de longues oreilles sur sa tête. Elle se mit à voler en ayant comme trajectoire le foyer de folie.

La sorcière posa le pied sur le sol asphalté et fit disparaître son balai d'un mouvement de main avant d'avancer d'un pas rigoureux vers la porte d'entrée de l'établissement qui était de toute évidence la source de l'éclosion infectieuse. Les alentours étaient déserts, ce qui était des plus étranges au centre d'une ville en plein jour. La porte s'entrouvrit et immédiatement les sens de Lorelei furent agressés. L'odeur nauséabonde de la viande décongelée en cuisson, les bips stridents des machines, les couleurs beaucoup trop vives du menu, la qualité grasse de l'air sur la peau... mais pour une raison quelconque, le mélange offensant de ces qualités donne quand même faim. Le fast-food pouvait-il être considéré comme une source de folie ? Qu'est-ce qui pourrait bien donner envie à quelqu'un de consommer une piètre excuse pour un sandwich contenant rien d'autre que des aliments torturés et tellement de sauce que l'on se demande comment le pain arrive à garder son intégrité structurelle pendant plus de douze secondes ? Une hypothèse stupide, certes, mais pas sans fond de vérité.

Elle s'approcha du comptoir de commande, les yeux rivés sur ce qu'elle avait établi comme étant ce qu'elle cherchait et fut surprise d'y voir quatre personnes avec des âmes extrêmement similaires. Intéressant. Lorelei pointa son doigt en direction générale de la cuisine et dit, d'une voix définitivement féminine, quelque peu rauque, mais avec un ton neutre, objectif.

- Shibusen vous a trouvé. Il faut partir. Tout de suite.

Soudainement, au milieu de cette rush hour endiablé, du passage continu des livreurs et du flux constant de production de plats bon marché et au nutri-score qui parvenaient à redéfinir l'échelle minimale, la porte s'ouvrit. Mais ce n'était pas n'importe quelle ouverture de porte. C'était une ouverture décisive, il n'y avait pas de peur dans ce geste, pas de précipitation, juste un enchainement précis et presque délicat de détermination en bouteille. Ce n'était pas un livreur ça c'était sur, Timmy ou même le patron reconnaissaient les entrées de livreur, c'était quelqu'un d'autre. Bientôt l'excitation s'empara du cœur du petit blond qui, bien que coincé derrière la préparation de quatre salades différentes en simultanées, trouva le temps de s'exclamer :

« Un client ?! Boss Chef, c'est un client ? »

La réponse de Hugh n'arriva pas. Ce n'est pas que le cuistot le plus rapide de l'ouest ne pouvait pas l'entendre dans le capharnaüm provoqué par son armée de larbin aux proportions absurdes, c'est simplement qu'elle ne vint jamais. C'était la cliente, car c'était définitivement une cliente, qui prit immédiatement les devants.

« Shibusen vous a trouvé. Il faut partir. Tout de suite. »

Trois phrases. Trois informations. Nettes, directes, précises. Tout ce qui avait du mal à parvenir aux petites oreilles de Timmy, surtout dans ce tintamarre.

« Qu'est-ce qu'elle commande la cliente ?
- Elle parle de Shibusen !
- Shibu-quoi ?
- Shibusen gamin, tu sais, cette école de chasseur de démon ! »

Un silence de tombe s'abattit sur le McBouffe, uniquement brisé par les bruits des instruments « culinaires » et le passage des livreurs paniqués. En une fraction de seconde, comme dans un mouvement uni, d'un seul être, tous les clowns s'étaient arrêtés de travailler. Parfaitement immobiles. La plupart ne trahissaient aucune émotion, le regard simplement rivé sur le petit chef en attendant une directive. Baka, Osi et Némée eux étaient plus expressif. Baka avait la tête qui tournait, littéralement. Osi semblait tout excité et son couvre chef absurde se tapait contre la hôte des frittes. Némée s'étaient tendues d'un coup, abandonnant ses steak pour charger un six-coups jusqu'alors planqué dans sa culotte bouffante.

« C'est... c'est... c'est... »

La lèvre tremblante Timmy n'arrivait à prononcer sa phrase. La tension était à son paroxysme et il devenait rapidement évident que les clowns n'étaient pas les seuls sous le contrôle de sa folie, Hugh et les livreurs aussi étaient devenus silencieux, les uns après les autres.

« C'est... C'est... »

Un pas après l'autre le corrompu se rapprocha de la caisse pour faire face à la porteuse de cette nouvelle. Son visage arborait une expression indéchiffrable. Un mélange de joie et de peur. De tristesse et d'hilarité. De frustration et de fierté. D'anticipation et de stress.

« C'EST TYZY ?! »

Dans une holà générale précédée d'une ultime seconde de silence gênant tous les clowns du restaurant levèrent leurs bras (ou équivalent de bras) vers le plafond en faisant des bruits tout sauf humains. Bientôt, les voix des trois comparses percèrent le nouveau brouhaha en rejoignant Timmy face à la cliente.

« T'es sur que c'est Tyzy boss ?
- Nan, aucune chance.
- Pourquoi ça Némée ?
- Si c'était Tyzy on l'aurait senti arrivé à des kilomètres.
- Si le boss dit que c'est Tyzy, c'est que c'est Tyzy.
- Mais c'est pas le boss qui dit ça c'est la cliente chelou sortie de nulle part.
- …
- IL M'A ENFIN TROUVEEEEEE ! »

Très vite le chaos régna de nouveau dans le McBouffe, faisant disparaître dans ses abysses le cœur du message : il faut partir. Et vite.

La cliente ne semble pas contente. Ah ça non. Elle bougonne et marmonne. Timmy ne sait pas bien lire les cœurs mais il sait lire le visage des clients. Ah ça oui. Et lorsque celle qui n’avait rien commandé dépasse le comptoir pour venir saisir le blond et le traîner loin de la cohue, il sentait bien qu’elle n’était pas contente. Mais le client est roi ! Alors dans un grand mouvement de main, il adresse un adieu à ses amis pendant que ses pieds glissent à moitié sur le sol. Baka, Némée et Osi regardent en silence le Boss disparaître pendant que le silence revient doucement dans la salle. Deux d’entre eux clignent des yeux, ceux qui peuvent. Pendant que Timmy sourit à la demoiselle comme on lui a appris à faire.

“Vous savez, si c’est Tyzy, on a rien à craindre ! Quoi que…”

Une pensée le traverse quelques instants. S’il se fait trouver il perd et la partie se termine. Sa longue, longue, longue série de victoires touchera fin. Ce n’est pas très cool. Il n’aime pas ça mais en même temps, s’il peut le revoir il ne dira pas non. Il ne faut pas être mauvais perdant, ce n’est pas bien. Mais. Mais. Mais. S’il se fait trouver la partie de cache cache se termine, c’est vrai, et qu’à ce moment il se met à courir ? Le cache cache se transforme en chat ! Ça pourrait être amusant de varier un peu de jeu au bout de tant d’années. Ouais… Ouais. Ouais !

“Le semer c’est une bonne idée ! Je suis d’accord ! Mais attends, je peux pas partir maintenant. On est au milieu du service et puis…”

Mais qu’est-ce que tu racontes Timmy ! Ce n’est pas le moment de penser à ça ! Le héros de sa petite histoire secoue un peu la tête quelques instants. Mais oui ! A quoi est-ce qu’il pense au juste ? Ce n’est pas une histoire de service, de petit boulot, d’argent pour manger et encore moins de hamburger de mauvaise qualité. C’est une question de destin. Et le destin n’attend pas.

“Osi ! Némée ! Baka ! Venez ! On rend le tablier !”

A ce cri et de l’autre côté de la porte d’arrière boutique les trois copains regardent les multiples clowns disparaître dans des flaques de folie pure qui finissent par se dissiper sur le sol graisseux. Ils se regardent quelques instants. Haussent les épaules et suivent le pas. Quelques secondes plus tard ils se retrouvent dans la salle en compagnie de la cliente nouvellement camarade d’infortune.

“Bon, avant qu’on ne parte en courant, enchanté ! Moi c’est Timmy !
- Moi c’est Osi.
- ‘Némée.
- ...
- Et lui c’est Baka. Toi, c’est quoi ton nom ?”

Rapidement après avoir prononcé ces quelques syllabes Némée et Osi ouvrent le chemin vers l’arrière du bâtiment, prêt à couvrir le boss de n’importe quel danger si nécessaire. Baka lui reste en arrière un peu, probablement sentimental de ces nombreuses heures passées dans l’air nauséabond du fast food.

“La voie est libre Boss. Allons y.” ajoute Némée d’un ton sec.

Ce n’est pas que la confiance ne règne pas, après tout ils font tous entièrement confiance au boss… mais il faut dire que notre petite tête blonde n’est pas forcément la meilleure pour faire confiance aux bonnes personnes.